Les lecteurs de l’Atelier littéraire prennent la plume… 

Atelier littéraire du 12 octobre 2022 

Marcel Cohen « Sur la scène intérieure – Faits » (2013)

  – Shmouel Gérard Feldman :

La famille proche de Marcel Cohen a été assassinée à Auschwitz : ses deux parents Maria et Jacques, Monique, sa petite sœur, Sultana, sa grand-mère, Mercado, son grand-père, Joseph, son oncle, Rébecca Chakisa, sa cousine, et David Salem un autre oncle.
Comme 6 millions d'entre nous, ils ont disparu au cours de l'entreprise de néantisation du peuple juif. Ce fut le fond, essentiel et unique dans l'histoire, de la volonté des allemands et de leurs collaborateurs durant la dernière(?) Guerre Mondiale.
Ils ont été assassinés de manière à ce qu'ils ne puissent laisser aucune trace dans l'histoire. De manière à ce qu'ils partent en fumée vers le ciel. Mais le Ciel peut transformer la fumée en mémoire. Il l'a fait par la grâce de Marcel Cohen qui a rassemblé en photos et en mots, tout ce qui pouvait témoigner de leur existence. Même ce bébé, appelé Monique, sa toute petite sœur, sans aucune existence légale, née à Asnières (92) le 14 mai 1943 et déportée et tuée dans le Convoi n°63 le 17 décembre 1943. Elle aussi a réussi à retrouver son existence bafouée.
Marcel Cohen a fait d'un tout petit livre un vrai mémorial. Il résonne avec force dans chacune de nos consciences, dans la conscience universelle. Il a construit une tombe pour ceux qui n'en avaient pas. Ils peuvent reprendre leur place dans la chaîne des vivants. Une dernière demeure saisissante d'émotion par sa simplicité, par son humilité.
Marcel Cohen a dit qu'il avait hésité à écrire ce livre parce qu'il n'avait « presque rien » à en dire. Ce « presque rien » dit tout. Il dit tout aussi par ses silences. L'expérience des déportés est inexprimable. D'autant plus que la plupart ne sont plus là pour l'exprimer.
Ils sont morts torturés parce qu'ils étaient Juifs. Ils nous laissent la responsabilité de montrer que le judaïsme n'est pas qu'une malédiction.

Sarah Toubol : 

Je ne dirai pas que toute l'Europe s'est vautrée dans une obsession antisémite dont la conséquence fut 6 millions de juifs assassinés – Je ne dirai pas que tous les dirigeants politiques n'ont rien vu venir, normal, ils avaient les yeux fermés lorsque la barbarie a déferlé dans les rues, dans les villages, dans les villes, dans les pays – Je ne dirai pas que le monde « ne savait pas » les tueries de masse…les chambres à gaz…les camps…

Je ne dirai pas que nous assistons, impuissants, à une exploitation décomplexée des références à la Shoah qui bafouent sa dimension génocidaire – Je ne dirai pas que l'aggravation de l'antisémitisme en France et la banalisation de son expression sont très inquiétantes – Je ne dirai pas que mon esprit a vacillé lorsque j'ai entendu « mort aux juifs » dans les rues de Paris en…2014 – Je ne dirai pas que l'antisémitisme est un péril mortel pour nos démocraties –

Le dire ne suffit plus…

Le livre de Marcel Cohen traduit bien mieux que moi ce danger. À travers sa famille décimée, dont il ne reste que quelques objets, c'est à la fin d'un monde auquel il nous convie. Un monde où les juifs pensaient avoir toute leur place, un monde où les mamans rêvaient d'un avenir radieux pour leurs enfants, un monde où le simple fait de vivre sur le sol de France vous assurait la protection d'un état républicain, un monde qui, en réalité, n'avait peut-être jamais existé !

Atelier littéraire du 8 novembre 2022 

Amos Oz – « Une histoire d’amour et de ténèbres »

Shmouel Gérard Feldman :

Histoire d'amour, naître en Israël, le père, l'oncle, l'anglais ennemi ou ami, le kibboutz, Jérusalem, la guerre, la paix, la gauche, la droite, l'avenir, écrire, sa vie, la vie…

Histoire de ténèbres, l'Ukraine, la Lituanie, les pogroms, l'extermination, la mère, connaître une femme … Y a-t-il encore un endroit pour vivre ? Le suicide. Le suicide de la mère… dans la si longue liste de suicides. Mais le suicide de la mère…

Paradoxe de l'auteur : dans la Torah la mémoire est plutôt masculine et la vie plutôt féminine.

Roman autobiographique.

Comment choisir l'amour sans trahir les ténèbres omniprésentes?

Comment choisir les ténèbres sans trahir l'amour incontournable ?

Écartèlement de tout Juif survivant après l'extermination.

 Atelier Littéraire du 13 décembre 2022

Albert Cohen – « Le livre de ma mère »

Shmouel Gérard Feldman :

« Chaque homme est seul et tous se fichent de tous et nos douleurs sont une île déserte »…
C'est ainsi que commence « Le livre de ma mère » d'Albert Cohen, et cette première phrase résume l'ensemble du livre. Ce n'est pas du tout le livre de sa mère, mais, avant tout, le livre d'une longue plainte de l'auteur sur lui-même. Le petit garçon gâté, a quand même 60 ans lorsqu'il écrit ce livre, en 1954. On le voit se repentir – avec délectation – de ses mauvais comportements à l'égard d'une mère qu'il continue, en fait, de mépriser. Il ne comprend toujours pas tout ce qu'elle lui a transmis de sa judéité : l'amour de la vie et de la transmission. Et pour cause, son discours se situe aux antipodes de l'amour de la vie. Sa mère lui parait toujours aussi étriquée … et finalement il ne peut que le constater : cette petite juive étriquée, qui ne veut pas qu'il mange du porc, n'a pas grand-chose à voir avec lui, si cultivé, si charmeur, et si civilisé.
De ce fait son appel final aux humains pour qu'ils aiment leur mère sonne creux. Le ton est moraliste et le style ampoulé.
L'auteur n'a pas grand-chose à dire. Il le ressent puisqu'il écrit lui-même : « je suis là devant ma table, avec mes ossements déjà préparés, à attendre que ça finisse… ». La dépression est là. Elle ne l'empêchera pas, plus tard, d'écrire « Belle du Seigneur » en 1968. Ce fut son plus grand succès littéraire. Mais la névrose reviendra toujours plus prenante.

Peut-être sa mère venait-elle la nuit pour le tirer par les pieds ?

Sarah Toubol :

Un livre sur une mère qui n'a vécu que pour et par son fils…
Un livre où l'auteur expose son indifférence, son ingratitude, son incompréhension vis-à-vis de cette mère, figure centrale et bienfaisante.
Regrets ou remords trop tardifs…De ne pas lui avoir dit ces choses jamais dites, ces choses qu'il écrit, peut-être dans un désir de repentance, lui dire combien il se sent coupable de ne pas avoir fait preuve de gratitude pour tout l'amour qu'il a reçu.
Trop tard bien sûr, car sa mère meurt seule alors que lui-même se trouvait à Londres.

Et l'on se demande si l'auteur ne s'apitoie pas sur son propre sort. Il est seul avec sa propre peine, avec ses propres regrets, avec ce vide que lui laisse la disparition de sa mère, Elle ne peut plus répondre à ses appels et il se demande si elle pense encore à lui dans sa tombe !
Mais reconnaissons à Albert Cohen son honnêteté. Il ne cache rien des rapports particuliers qu'il entretenait avec elle et de la façon dont il la traitait, en insistant sur son physique, en se moquant de ses fautes de français, mais aussi en évoquant la lumière qui s'allumait dans ses yeux à la simple vue de son fils et la façon dont elle l'idéalisait. Une dévotion dont il a souvent abusé.
L'amour inconditionnel d'une mère…L'égoïsme d'un fils.
Après tout cela, le bonheur est-il possible ?

Atelier littéraire du 11 janvier 2023

Yoan SMADJA – « J'ai cru qu'ils enlevaient toute trace de toi »

Shmouel Gérard Feldman :

Ce roman nous conduit au cœur du génocide rwandais de 1994 au travers de ses deux principaux personnages :
– Sacha, journaliste de guerre française qui se retrouve au Rwanda pour y « couvrir » les événements. Elle est le regard extérieur qui, peu à peu, et malgré elle, va se laisser envahir par l'empathie envers les victimes.
– Rose, une tutsie rwandaise, employée à l'Ambassade de France, mariée à un médecin lui aussi tutsi, militant du Front Patriotique Rwandais. Ils ont un enfant. Rose et l'enfant seront abandonnés par les français au plus fort de l'horreur. Elle est le regard intérieur qui s'exprime au moyen d'un journal intime adressé à son mari Daniel.
Le regard extérieur et intérieur se rencontreront finalement par la grâce de l'enfant sauvé et ramené en France par Sacha. Il finira par retrouver sa mère que l'on croyait perdue.
Le roman est très bien construit dans un style percutant, efficace, et parfois poétique. Il rend précisément compte de l'évolution de la situation politique rwandaise de l'époque et la manière dont l'ONU et les pays impliqués (en particulier la France et la Belgique) ont abandonné les cibles tutsies à leur terrible sort, juste après l'attentat commis contre le président rwandais hutu Juvénal Habyarimana.
L'auteur donne un père juif à son héroïne journaliste.
Cela lui permet d'évoquer l'Extermination des Juifs d'Europe, même si le génocide rwandais n'a pas pris la dimension « industrielle » que lui ont donné les nazies. Yoan Smadja trouve des mots justes pour décrire toute la difficulté pour les rescapés de survivre. On retrouve même une inspiration juive dans certains passages, notamment lors du ressenti de Sacha, après avoir découvert un massacre dans une Eglise. Chaque paragraphe est ponctué par : « mais je l'aurais accepté »… « Mais je l'aurais pardonné »… » « Mais je l'aurai excusé »… On ne peut s'empêcher de penser au fameux « Dayenou » chanté à Pessa'h : « Dayénou  דינוּ», cela nous aurait suffi ! »
Par contre il m'est impossible de suivre l'auteur quand il s'engage dans des différenciations macabres entre Hutus et nazis. Si on le suit (p.190), les premiers seraient les pires. Pourquoi ? Parce qu'ils fréquentaient les mêmes églises que leurs victimes. Les nazis, eux, auraient eu, en quelque sorte, des circonstances atténuantes du fait « qu'ils ne fréquentaient pas les synagogues qu'ils brûlaient » !!!! Cette distinction est non seulement intolérable mais non fondée. Les nazis n'assassinaient pas les Juifs en raison de leur religion mais en raison de leur appartenance à un peuple. Les Juifs pouvaient être athées, convertis catholiques ou protestants… ou même bouddhistes, cela n'avait aucune importance. Ils étaient Juifs tout simplement parce qu'ils étaient nés Juifs. Cela suffisait pour les assassiner.
Pour terminer, le roman laisse en suspend une question toujours actuelle, et posée il y a longtemps par le philosophe juif T. W. Adorno de l'Ecole de Francfort. Est-il possible de faire une œuvre d'art avec un génocide comme objet ?

Atelier littéraire du 15 mars 2023

Valérie Zenatti – « Jacob, Jacob « 

Shmouel Gérard Feldman :

L'objet du livre est émouvant. Faire revivre un grand oncle Jacob, mort pour la France à 19 ans, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. Jacob était un jeune homme de Constantine en Algérie, plein de vie, plein de talents et d'avenir…. Il est mort à Mulhouse en Alsace, en pays inconnu. Inconnu, lui-même l'est devenu de tous… au fil du temps. Il n'en reste qu'une photo avec ses camarades de combat.

Valérie Zenatti, le découvre et nous le fait connaître,à sa façon. Par la magie de l'écriture. Son livre se termine par cette très belle portion de phrase : “il ignorait que son nom jaillirait de nouveau, Jacob, Jacob.” Dans la Bible, quand le nom est ainsi renouvelé, cela signifie un double appel qui vient du Ciel et de la Terre.

Etait-il nécessaire que ce grand oncle, inconnu de l'auteur mourût ? N'aurait-il pas mieux fait de déserter comme cet autre qui est passé par-dessus le bastingage du bateau ? Peut-être serait-il vivant ? La guerre d'Algérie qui a suivi – après la guerre d'Indochine – n'invalide -t-elle pas le sacrifice de Jacob ?

Valérie Zénatti ne semble pas partager la résolution de son personnage, Louise-Léa. La seule amante d'une nuit de Jacob, torturée par les nazis, lui dira, avant de le quitter : “Tue des allemands, Jacob, tue les tous jusqu'au dernier , promets le moi, même si tu dois mourir pour ça.”

Tuer ou mourir, avait-on alors le choix ? Les Juifs avaient-ils le choix ? La guerre n’est-elle qu'une erreur dans la vie des hommes ? Ou une constante de l'histoire à laquelle ils ne peuvent échapper, pas plus qu'à un tremblement de terre. Et même quand ils tentent de le faire, la mort les attend, parfois à Samarcande (Conte persan).

Véronique Cauchy :

Notre club littéraire m’a donné l’occasion de lire ce roman pour la troisième fois. Je me souviens avoir pleuré en première lecture lorsque la mère enterre son fils, ce passage donnant lieu à des envolées lyriques particulièrement éprouvantes. Lors de ma dernière lecture, j’ai été frappée par l’amplitude des phrases, un souffle qui traverse le roman, comme un souffle de vie insufflé non seulement au personnage de Jacob, que l’auteure arrache à l’oubli, mais aussi à tout le microcosme juif de Constantine, familles, rues, dans les années quarante. On y croise des personnages inoubliables comme celui de Madeleine, dont le destin de femme soumise aux conventions ne peut que nous interpeller encore aujourd’hui.

Atelier littéraire du 10 mai 2023

Paula Jacques – « Gilad Stambouli souffre et se plaint… »

Shmouel Gérard Feldman :

Gilda Stambouli souffre et se plaint… (trois points de suspension qui ne comptent pas pour du beurre).

Gilda Stambouli est une femme juive de 36 ans, expulsée d'Egypte en 1956 au moment de la guerre menée par la coalition franco-britannico-israélienne contre Nasser, quand ce dernier a voulu nationaliser le Canal de Suez.

Elle était la femme d'un avocat à la carrière florissante. Mais celui-ci est décédé de maladie avant même son expulsion. Après avoir été prise en charge par Israël, avec sa fille Juliette de 15 ans et son fils Robbie de 11 ans, elle décide de quitter le pays. Elle y trouve la vie trop dure. Elle emmène son petit garçon mais laisse sa fille dans un kibbutz dont elle dit elle-même : “il faut vivre la vie du kibbutz pour savoir que mille souffrances sont préférables à une seule journée de travail”. On a compris. Ce n'est pas du tout sa tasse de thé. Elle préfère une vie capable de satisfaire ses désirs de confort, pour ne pas dire de luxe.

Le cadre est planté. Gilda Stambouli, bourgeoise juive égyptienne, se retrouve, bien malgré elle, dans un hôtel miteux du quartier “Bonne nouvelle” de Paris avec d'autres immigrés, tous aussi exigeants qu'elle. Tous aussi nostalgiques dans leurs splendeurs égyptienne passée.

Ils sont soutenus dans leur malheur par le service social du Casar en la personne d'une survivante des camps de concentration, une juive ashkénaze nommée Bertha Fromkine. Gilda est une femme douée d'un égoïsme étonnant au service duquel elle met toutes ses grandes capacités. Et il faut dire qu'elle est à la fois belle et douée, glaçante. Même ses enfants n'échapperont pas à son rouleau compresseur.

Ce roman est un livre écrit avec beaucoup de talent. L'écriture est énergique et rapide, le récit réserve bien des surprises, et l'auteur fait preuve d'une éclairante lucidité sur son personnage… et peut-être sur elle-même.

On pourrait aborder ce livre sous bien des aspects, et notamment sur la relation d'une mère qui dévore ses propres enfants. C'est le thème principal du livre. Mais j'ai été frappé du contraste entre ces immigrés égyptiens, juifs sépharades, et le personnage de Mlle Fromkine juive ashkénaze. Cette dernière a vécu l’enfer et n'attend plus rien de la vie que d'aider les autres dans la mesure du possible. Rien ne lui paraît dramatique dans la situation de Gilda et de ses semblables. Elle-même n'a aucune nostalgie pour une vie antérieure faite de misère et de pogroms. “Ayant trop pleuré les morts, elle n'a plus de larmes pour les vivants”.

Atelier littéraire du 10 avril 2024

Livre : “ Le Pentateuque ou les cinq livres d'Isaac – Auteur Angel Wagenstein

Gérard Shmuel Feldman

Contrairement à ce qu'un lecteur non averti pourrait penser, il ne s'agit pas de la Bible hébraïque, mais des 5 livres d'Isaac Blumenfeld qui correspondent aux 5 patries qui ont traversé sa vie au cours du XXème siècle.

Pourtant ce pauvre petit tailleur juif ne fut pas un grand voyageur. Il n'aspirait qu'à recoudre de vieux caftans dans l'atelier de son père pompeusement nommé “La mode parisienne”. Il vivait tranquillement à Kolodetz, ce village peuplé de Juifs (Shtetl) et inconnu de tous. Il se situe près de Lvov, aujourd'hui en Ukraine.

Il y serait resté bien tranquillement en épousant son grand amour Sarah, la sœur du Rabbin Ben David avec laquelle il eut trois beaux enfants.

Mais, si tu ne t'intéresses pas à l'histoire, l'histoire s'intéresse à toi.

Et c'est ainsi que dans l'espace de quelques dizaines d'années, Isaac Blumenfeld, après avoir été sujet et soldat de l'Empire Austro-Hongrois, devint un soldat polonais, puis citoyen soviétique, allemand. Il finira sa vie en citoyen autrichien libre, non sans être passé par deux camps de concentration allemands et un camp de travail stalinien, non sans avoir appris la mort de sa femme et de ses trois enfants et de la plupart de sa famille et de ses amis.

Isaac Blumenfeld examine avec distance et humour tout ce monstrueux fratras historique qui engloutit l'humain, et le Juif en particulier. Comment le peut-il ? Parce qu'avec sa conscience et son ange gardien, le rabbin Ben David, il garde espoir – en dépit de tout – en un avenir sinon radieux, du moins meilleur. La référence aux cinq Livres de la Torah est explicite. La Création n'a-t-elle pas été conçue d'abord pour le Bien ? C'est ainsi qu'il ne se suicidera pas à la manière de Stefan Zweig.

Un livre drôle, original et émouvant.

L'auteur, Angel Wagenstein ( 1922 – 2023) est né en Bulgarie. Il a reçu le Prix Jean Monnet de littérature européenne.