Atelier littéraire du 11 octobre 2023
Anne Berest – « La carte postale »
Shmouel Gérard Feldman :
Ce roman exprime la longue marche d'une quête personnelle. Il s'agit, pour l'auteur, de se réapproprier son histoire familiale à partir d'une enquête déclenchée par la réception inattendue et même inquiétante, d’une carte postale anonyme. Cette carte ne contient que quatre prénoms : Ephraïm, Emma (dont le “a” est remplacé par un curieux signe), Noémie et Jacques, assassinés à Auschwitz. Ce sont les prénoms des deux arrières-grands parents de l'auteur, et de leurs deux enfants, frères et sœurs de sa grand-mère Myriam.
Le mystère est total, mais l’enquête déclenchée par cette carte postale va permettre à Anne de se réapproprier dans le détail son histoire familiale qui avait été occultée, jusque-là, par sa mère, Myriam. En se l'appropriant, elle se découvre une identité juive provisoire qu'elle propose à sa fille dans le dernier chapitre 38 : – je ne sais ce que veut dire “ être vraiment Juif” ou “ne l'être pas vraiment”. Je peux simplement te dire que je suis une enfant de survivant. C'est-à-dire quelqu'un qui ne connait pas le Seder mais dont la famille est morte dans les chambres à gaz.”
Curieuse définition d'identité, qui rappelle le cri du poète juif allemand converti au protestantisme Heinrich Heine : “le judaïsme, ce n'est pas une religion, c'est un malheur”. Comment se définir par une catastrophe sans tomber dans la dépression, dans la prostration ? Et si le judaïsme n'était qu'un malheur, comment aurait-il pu traverser les 3 500 ans de son histoire, et maintenir son existence jusqu’à aujourd’hui ? L'intensité des persécutions subies par le peuple juif aurait dû le faire disparaître comme plein d'autres peuples ont disparus sous les coups de boutoirs de leurs ennemis. Mais si le peuple juif est toujours vivant c'est qu'il a porté de manière singulière une culture universelle. C'est cette culture qui commence avec la Torah, se poursuit avec le Talmud et avec les commentaires ininterrompus de nos Sages, qui nous fait “Juifs” . Cette culture, pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, a défendu la liberté des peuples et des individus à disposer d'eux-mêmes, l'égalité devant la loi du roi au paysan, la fraternité par la solidarité envers les plus faibles. C'est en cela que nous sommes fiers d'être Juifs.
Anne Berest s'est appropriée sa famille en suivant un parcours qui a été celui de nombreux enfants ou petits enfants de survivants. Son parcours est beau et émouvant. C’est aussi un document très pédagogique pour faire connaître l'extermination des Juifs d'Europe aux jeunes générations. Pour l'auteur, il lui reste à s'approprier son peuple. Encore un long et difficile chemin.
Atelier littéraire du 8 novembre 2023
Stefan Zweig – « Conscience contre violence »
Shmouel Gérard Feldman :
1936. C'est la date de la première publication de “Conscience contre violence “. Après avoir longtemps voulu rester “neutre”, Stefan Zweig doit se rendre à l'évidence : bien qu'il soit un Juif assimilé, aussi peu Juif que possible, il lui sera impossible d'échapper aux griffes de Hitler. Stefan Zweig est obligé, bien malgré lui, de s’exiler à Londres. A cette date, il fait son premier voyage au Brésil.
Notre auteur avait déjà publié un livre en défense de l'humanisme en s'appuyant sur le personnage d' Erasme (1469 – 1536), contre la montée en puissance du nazisme. Il considérait le lettré hollandais proche de ses idées. Détail de l'histoire, Stefan Zweig ne s'attardait pas au fait qu'Erasme fut un antisémite forcené. Malgré une invitation d'un cardinal, il ne voulut pas mettre les pieds en Espagne en 1517, parce qu'il voyait ce pays comme “ le plus judaïsé d'Europe” !!! Mais Zweig ne se percevait pas spécialement comme juif et ne s’attardait pas à ce détail de l'histoire. Cela ne lui portera pas chance.
Dans “Conscience contre violence” l'auteur nous décrit un aspect méconnu mais terrible du Calvinisme et de son règne sur Genève : une véritable dictature à la Daesh où toute critique du “Maître” est punie de prison, de bannissement ou de mort, y compris par le bûcher. La police est omniprésente et peut fouiller les maisons à tout moment. Tout est interdit, tout est réprimé : rires, jeux, musique, théâtre, habits trop voyants… Calvin fera condamner Michel Servet, un marrane fantasque, à être brûlé vif, après avoir subi les pires tortures. Son tort ? Avoir critiqué sa conception de la Trinité. Théodore de Bèze, son disciple et successeur poursuivra sur la même voie.
Évidemment notre grand écrivain s’appuie sur Calvin pour parler d'Hitler. Il lui oppose la figure imprégnée de tolérance de Sébastien Castellion (1515 1563). Ce grand érudit, humble et discret, oppose sa pauvre voix isolée au puissant dictateur. Il n'échappera à la condamnation à mort que par son éloignement à Bâle, et aussi par la maladie qui l'emportera avant toute poursuite judiciaire. Et c'est sans doute ainsi que Zweig se voit lui-même, opposant pacifique et raisonnable à la folie des hommes de pouvoir.
Mais la pauvre opposition raisonnable de Stefan Zweig – comme celle de Castellion – ne pèse pas bien lourd face au fanatisme barbare. A la force brutale, impossible de résister autrement que pas une force militaire supérieure. Tous les plus beaux raisonnements du monde ne feront pas céder les forcenés.
Stefan Zweig lui-même n'a jamais pu se résoudre à cette trop dure réalité. Vieilli, affecté par l'asthme sévère de sa femme, mais aussi confronté à une guerre mondiale qui balayait tous ses repères moraux, il finira par se suicider avec son épouse le 22 février 1942. Les pacifistes sincères ne ramènent pas la paix. Ils meurent sans défenses comme on l'a vu encore dernièrement en Israël.
Mais Stefan Zweig nous lègue une question en héritage. Comment faire pour que la force supérieure à même de détruire la barbarie ne se transforme pas elle-même en barbarie ? Là est toute la question : vitale pour l'humanité.