Cercle littéraire du 9 octobre 2024 « Lettre au père »

De Gérard Shmuel Feldman

À lire rapidement ” la lettre au père” de Franz Kafka, on pourrait croire qu'il s'agit de la lettre d'un adolescent attardé qui n'en finit pas d'en découdre avec un Œdipe encombrant.

Pourtant c'est une œuvre de maturité. Kafka a 36 ans quand il écrit ce texte. Il mourra 5 ans plus tard à 41 ans d'une tuberculose dont il devait déjà sentir les effets. On peut le voir, au contraire, presqu'à la manière d'un testament, ou du moins d'un bilan de sa vie.

Ce texte reconstruit en effet, tout son parcours, depuis sa prime enfance..

De ses souvenirs d'enfants, il fait resurgir l'image écrasante d'un père surpuissant. Il se revoit tout petit face à son imposante figure. Hermann Kafka apparaît alors comme le protecteur sécurisant, capable de protéger sa famille de tous les dangers.

De son adolescence, l'auteur nous fait ressentir ses premières prises de conscience. Il pointe les contradictions du père dans la vie quotidienne. Il conteste la tyrannie qu'il exerçait non seulement sur sa famille, mais aussi sur les employés de son magasin.

L'âge mûr lui donne une puissante capacité d'analyse introspective. Il partage avec le lecteur ses difficultés à savoir lui-même qui il est.

Pourquoi s'offrir aussi intimement au public ? Son introspection est universelle. Chacun, dans sa propre vie, est confronté aux questions qu'il soulève : l'éducation, le mariage et la capacité à fonder une famille, le rapport au travail, à la société. Mais le livre résonne aussi en échos avec le monde dans lequel il a eu la malchance de naître et plus encore de naître en tant que Juif.

Comment vivre serein dans un univers aussi sanglant ?

La première guerre mondiale vient de s'achever et les manifestations virulentes de l'antisémitisme s'exaspèrent. La Seconde Guerre mondiale se profile. Pour un être à la sensibilité aussi exacerbée que notre auteur, il y a de quoi s'interroger sur le sens de son existence sur cette terre, en ce moment. Comment trouver un travail, se marier, fonder une famille à l'instar de son père et de ses sœurs dans un tel contexte ? Que vaut la solidité d'un foyer face aux forces de destruction à l’œuvre sous ses yeux ?

Cette recherche d'identité, envers et contre tout, semble trouver une issue, justement dans le judaïsme. “Je me suis un peu délivré de toi ( de son père ) dans le judaïsme” écrit-il. Et il met le doigt, à ce propos, sur la crise profonde du judaïsme allemand (et européen) durant cette période d' “ Émancipation”. Le judaïsme aurait dû permettre de “nous retrouver tous deux” dit Kafka à son père. Mais, dès l'adolescence, il regrette “le fantôme du judaïsme dont tu (son père) disposais”. Le judaïsme que lui montre son père ne peut le satisfaire. Cela se résumait à quelques participations purement formelles aux offices. Notre auteur s'attriste de constater que c'était encore plus “lamentable” à la maison lors des fêtes du calendrier juif. D’ailleurs il emploie le terme “Temple” pour désigner le lieu du culte. Pas le mot “Synagogue” ou “Shule”. “Temple” qui désigne habituellement le lieu du culte protestant.

Au travers de son père, Kafka pointe toute la désorientation du judaïsme allemand ( et européen) quand il recherchait avant tout la reconnaissance des non-Juifs à l'époque de l’Émancipation.

Pour ce faire, le judaïsme allemand a montré une grande imagination. On pourrait citer le “judaïsme réformé” qui alignait ses pratiques sur le protestantisme avec orgue et tutti quanti. Certains voulaient même faire le Shabbat le dimanche pour mieux s'assimiler.

Il y a eu aussi la tentative de la Wissenchaft des Judentum ( la science des Juifs – 1819 – 1942). Ce courant intellectuel juif voulait présenter le judaïsme comme une science1. Les nazis y voyaient une science des Juifs pour les Juifs. Cela explique pourquoi les cours ont pu fonctionner jusqu'en 1942. Après, ce fut “la solution finale”. Exit la science des Juifs.

Le père de Kafka lui se contenta d'un vernis juif qui, visiblement lui pesait. Kafka, et son exigence de pureté, ne pouvait s'y retrouver. Il voulait un judaïsme profond. Pour le trouver, il préféra se tourner vers l'avenir (le sionisme) que vers le passé (le judaïsme orthodoxe). Son ami le plus proche, Max Brod, ne pouvait que l'y encourager en accomplissant son aliyah. Kafka se contenta d'étudier l'hébreu moderne et de rêver à un restaurant qu'il tiendrait à Tel Aviv avec sa fiancée Felice. Même s'il envisageait une issue possible pour les Juifs et pour lui-même, Kafka était tellement en prise avec les impasses de son époque, qu'il n'eut pas la force de la mettre en pratique.

Sa difficulté à être ne sera pas qu'une vue de son esprit. Lui-même meurt très jeune. Ses trois sœurs seront assassinées dans les camps d'extermination. Kafka pressent que la mort rôde dans cette Allemagne de l’entre deux guerres. Son œuvre à un caractère prophétique en ce qu'elle annonce les victoires sanglantes des totalitarismes.

La lettre au père n'a jamais été lue par Hermann, le père de Kafka. Et peut-être ne lui était-elle pas vraiment destinée. Mais elle a procuré à son auteur l'apaisement qu'il recherchait, dans une sorte de synthèse de son œuvre qui, à la manière d'une psychanalyse, l'a aidé à atteindre une vraie maturité face à une inéluctable adversité. Sa dernière phrase l'indique lucidement : “il me semble qu'on arrive malgré tout à un résultat approchant d'assez prêt la vérité pour nous apaiser un peu, et nous rendre à tous deux la vie et la mort plus faciles “.

La vie et la mort”, pas seulement la vie.

1 Elle aura une branche française avec Salomon Munk, qui remplacera Ernest Renan au Collège de France, Joseph Derenbourg, Adolphe Franck… En Allemagne les fondateurs furent l'historien Heinrich Graetz (1817-1891), Salomon Rapoport (Rabbin), Samuel Luzatto (écrivain et poète), Nachman Krochmal (historien, théologien, philosophe), Léopold Zunz (savants, chercheurs).