De Gérard Shmuel Feldman
Le titre du livre ne revient guère dans le texte du roman. Pourtant, il se justifie par la première impression qu'il suscite chez le lecteur. Oui, c'est bien de la stupeur qu'il s’agit, c'est bien elle qui d'abord nous saisit..
Quelle autre sensation pourrait s'imposer face à l'étalage d'une telle cruauté combinée à une telle bonne conscience. C'est bien ce à quoi on assiste, à partir de juin 1941, dans l'Ukraine occupée par les nazis, à l'époque de la Shoah par balles.
Que ressentir d'autre que la stupeur quand rien ne s'oppose à cette montagne d'horreurs. Personne sauf Iréna. C'est l’héroïne du roman. Tout d'abord sidérée dans sa propre vie par par sa brute épaisse de mari, cette jeune paysanne, est témoin oculaire de la torture puis de l'assassinat de ses voisins juifs. Là encore, la sidération l'emporte. Mais ce crime va provoquer chez elle un profond déclic.
Femme opprimée, elle va se lever contre l'extermination des Juifs. Elle va protester avec, pour tout bagage, un unique slogan : “Jésus était Juif”. Il ne faut pas persécuter les Juifs car Jésus et toute sa famille étaient Juifs.
Elle veut ainsi arrêter le massacre, mais ne récolte que des coups et des insultes. Personne ne veut l'entendre, sauf quelques femmes elles-mêmes marginales qui se réunissent dans des auberges.
Certaines sont des prostituées et deviennent ses amies. Aharon Appelfeld, par le truchement d'Iréna,
lie le sort des femmes à celui des Juifs. “Dis aux femmes qu'elles ne laissent pas les hommes profaner leurs matrices. Leurs matrices est sacrée.” En hébreu, la matrice ( רחם – ré'hem) signifie aussi par sa
racine trilitaire : miséricorde divine, grâce, douceur, affection.
Pour Iréna, la cause des femmes et des Juifs est étroitement liée. La tradition juive ne parle-t-elle pas
d'Israël comme “la fiancée de haShem”? Et le Don de la Torah (Shavouot) n'est-il pas assimilé à un
mariage entre haShem et Israël ?
Finalement, la malheureuse ne sauvera personne, et se perdra elle-même dans la tourmente de l'épidémie de typhus qui frappe tout un chacun. Sans aucune distinction d’origine, de croyance ou d’opinion.
On pourrait prendre ce roman pour un conte qui finirait mal. On pourrait s'interroger s'il faut le classer dans la catégorie du réalisme fantastique ou fantasmatique. L'imaginaire d'Iréna peuplé d'hallucinations, de rêves et de transes encouragées par l'alcool nous y entraîne.
Cette dimension est bien présente, notamment avec ce décor champêtre où la forêt joue un rôle à la fois hostile et protecteur. Mais l'imaginaire laisse ici la place à l'expérience personnelle bien réelle de l'auteur. Lui-même a vraiment connu ces deux aspects de la forêt dans sa lutte pour la survie.
Surtout, le roman nous fait toucher du doigt des réalités bien présentes et toujours actuelles :
– Serait-il suffisant de proclamer la judéité de Jésus et de sa famille pour sauver le peuple juif de l'extermination ? Visiblement non. Souvenons-nous de Martin Luther, le fondateur du protestantisme qui l'a lui-même proclamé, avant de commettre de nombreux écrits appelant à chasser et à tuer les Juifs. L'échec d'Iréna nous l'enseigne à sa façon. Jésus a été crucifié et, dit-on, ressuscité, mais le monde n'a pas dévié de sa route. Les guerres, les persécutions, les oppressions… ont perduré. Finalement Jésus est mort (sauf pour ses croyants), Iréna aussi : “celle qui s'était chargée de tous ses maux était elle aussi inguérissable et n'avait plus le pouvoir d'apporter le salut”. Constat d'échec. Le Messie sera collectif autant qu'individuel, où
il ne sera pas. Il ne s'agit pas de s'approprier tous les péchés du monde, mais bien au contraire, de les éradiquer.
– Au cours des millénaires, malgré bien des vicissitudes, le peuple juif est toujours vivant.
L'auteur nous indique d'où vient cette ténacité. Son texte fourmille de clins d’œil au Tanakh, au Talmud et à ses midrashims. On pourrait multiplier les exemples : il fait dire à Iréna : “Il y a pourtant un Dieu qui dirige le monde”. C'est exactement la réponse que recherchait et trouvait Avraham quand il vit un palais en feu en se demandant s'il avait un propriétaire (Midrash rabba bereshit 39,1).
L'auteur fait aussi clairement référence au mikvé, le bain rituel juif quand il note que “l'immersion l' (Iréna) avait apaisée”. Son style même fait référence à l’Ecriture : “de tout son cœur, et de toute son âme”, peut-on lire. Une expression toute droite tirée du “Shema Israël”! Ou encore quand une femme dit : “Comment est-ce possible serais-je dans un lieu Saint ? “. On entend ici le patriarche Yaacov (Jacob) à Louz-Beit-El, quand il se réveille et dit : “Certes, il y a haShem dans ce lieu et je ne le savais pas” (bereshit 28,16). Cette permanence de l'être Juif contredit le monde hostile mais transitoire qu'il doit affronter. Elle est source d'espoir, non seulement pour les Juifs, mais pour toute l'humanité.
– C'est justement ce paradoxe qui fonde l'antisémitisme. Les Empires oppresseurs passent et les Juifs restent. Et ils restent parce que leurs valeurs sont présentes au fond de chaque humain. Et depuis que les Juifs les ont mises au grand jour, aucun humain ne peut les ignorer.
Ou s'ils veulent les ignorer, ils ne peuvent échapper à leur mauvaise conscience. Pire encore, même s'il n'y avait plus un seul Juif physiquement présent, ils ne pourraient quand même plus échapper à leur “surmoi”. C'est insupportable pour les antisémites du roman et ils le disent très clairement dans le roman. “Les Juifs cherchent toujours à vous voler votre conscience” disait le père d'Iréna. Une voisine, Sarina, allait plus loin encore : “Les Juifs nous ont fait beaucoup de mal, ils nous ont détruits de l'intérieur. Le mal est invisible à l’œil nu, mais le coup est fatal “.
La haine des Juifs a ici une cause clairement identifiée. Les antisémites n'ont jamais pardonné aux Juifs le mal qu'ils leur ont fait. Et au-delà, le mal qu'ils font. Appelfeld le fait dire excellemment à Iréna : “Maintenant que les Juifs ont été assassinés, il faut faire attention à leurs esprits au centuple.” Ou encore : “ Maintenant qu'ils ne sont plus de ce monde, ils m'effraient bien plus”. Ou encore : “les Juifs se sont infiltrés dans mon âme et ne me laissent plus en paix”.Toutes les accusations portées contre les Juifs tout au long de l'histoire et jusqu'à aujourd'hui (tuer les Dieux, tuer les enfants, empoisonner les puits, répandre les maladies, commettre des génocides…) ont un but précis, et un seul : se débarrasser de cette mauvaise conscience en essayant de la transférer sur les Juifs eux-mêmes.
La culture n'est pas une antidote contre l'antisémitisme. Bien au contraire même. Aharon Applefelfeld tord le cou à ce lieu commun. Une paysanne dit à Iréna : “Mon mari dit que les Allemands sont des êtres responsables et cultivés”. Nous y sommes ! Non seulement la culture ne protège pas de l'antisémitisme, mais elle donne les moyens de la propager. Les professeurs et intellectuels prussiens et germaniques se bousculèrent pour signer “La pétition antisémite” (c'est son nom) de 1880-81. Le but était d'expulser les Juifs de l'enseignement et de la Fonction Publique. Les philosophes, les savants, les professeurs, les
musiciens et autres artistes furent aux premières loges pour la signer et la faire signer.
Les noms des génies allemands antisémites pullulent. Kant, Hegel, Marx, Fichte, Schopenhauer… sans parler de Wagner, Hans von Bülow, et bien d'autres, furent aux premières loges pour dénoncer l'esprit juif. Le philosophe nazi Heidegger, ne fut qu'une funeste apothéose de cette pensée à la fois si glorieuse et si abjecte. A leur décharge, il faut bien signaler que les allemands ne furent pas les seuls. Loin de là.
Ce livre d'Aharon Appelfeld écrit et publié juste avant sa mort, sonne comme un dernier appel à la lucidité. Chaque Juif peut certes mourir, et même être assassiné. Mais le peuple juif restera éternellement vivant comme mariée toujours présente aux côtés de haShem notre Eloquim.