De Gérard Schmuel Feldman
Adam Thirlwell a fait la préface du livre “Le commis” de Bernard Malamud pour l'Edition de Poche. Il plante bien le profil de l'écrivain en relevant une de ses déclarations faite en 1976 : “Bellow (écrivain juif américain ami de Malamud) a reçu le prix Nobel. Moi j'ai gagné vingt-quatre dollars et 25 cents au poker.” Beaucoup d'amertume devant le succès de ses collègues et devant ses propres échecs.
“ Le commis” apparaît comme un roman profondément marqué par la biographie de son auteur. Le récit a pour cadre principal, sinon unique le théâtre d'une petite épicerie de quartier américaine tenu par un Juif nommé Morris Bober. Le pauvre homme se débat pour survivre avec une rare clientèle. Il est sans défense devant les épreuves qui s'accumulent. Son épicerie devient une sorte de prison dans laquelle il est condamné à vivre 24h sur 24, avec son épouse Ida et sa fille Helen.
Le père de Bernard Malamud était , lui aussi, un petit épicier juif à Brooklyn. Il devait ressembler à ce pauvre Morris Bober, le héros malheureux du roman.
Celui-ci répond à l'image du travailleur acharné, toujours disponible pour ses clients, à la tête d'un commerce toujours au bord de la ruine. Sa situation est si compliquée qu'il se sent à la merci “d'une vieille polack au cheveu gris” qui exige d'acheter son pain à 6h du matin.
Le roman fonctionne sur l'ambivalence dans laquelle se trouve cette famille juive dans l'Amérique des années 50. D'un côté il s'agit de s'insérer, de trouver sa place dans la société américaine en pleine ascension. C'est d'autant plus difficile que Morris et Ida ont l'air juif, personne ne s'y trompe. Mais de l'autre, il y a toute la difficulté à le faire. A cause de l'antisémitisme ambiant permanent et prégnant, bien sûr, mais pas seulement. Morris et Ida tiennent aussi à leur manière d'être, à leur identité juive qui survit en eux envers et contre tout.
Pourtant on voit bien que cette identité est fragile, surtout dans sa transmission. Leur fille Helen pourrait passer facilement pour une goy avec ses cheveux blonds et ses yeux bleus. Elle fait des études, se cultive. Il n'est pas du tout certain qu'elle veuille s'inscrire dans les traces de ses parents. C'est même plutôt le contraire.
Frank Alpine un voyou sans foi ni loi surgit dans ce contexte. Il va devenir un révélateur et confronter la famille à son identité. Mais ce révélateur ne fonctionne
pas à sens unique. Franck va aussi se révéler à lui-même.
Sa première intervention est violente, insupportable. Il accompagne un voyou encore plus répugnant que lui pour voler avec violence le malheureux épicier qui n'a pourtant pas le sou. Mais comme on le sait, les archétypes antisémites ont la peau dure : un Juif a toujours de l'argent caché. Ils sont masqués et repartent incognito.
Frank Alpine éprouve des remords inattendus. Il s'efforce d'aider au mieux Morris dans sa boutique et y parvient. Bien entendu, il tombe amoureux de la belle Helen. Elle-même n'est pas insensible à son charme et serait prête à s'ouvrir à lui, même s'il n'est pas Juif ce qui provoque le rejet de sa mère. Mais Frank, malgré lui, ne peut s'empêcher de mal se comporter avec elle.
Son parcours de “techouva”, son retour sur le chemin de la vertu, va être compliqué. Il y aura des avancées et de graves reculs. Mais au fur et à mesure que le temps passe il va s'identifier à l'épicier qui sans le vouloir est devenu une référence pour lui.
Finalement il ira jusqu'au bout de sa régénération. Il se fait circoncire et “après la Pâque, il se fit Juif”. Il se libère de la servitude et on a l'impression qu'une vie toute nouvelle va s'ouvrir devant lui.
Ce livre est une réflexion sur les tiraillements que connaissent les Juifs en exil dans leur pays d'accueil. Cela est bien traduit par l'oraison funèbre délivrée par le rabbin lors des funérailles de Morris : “Si on venait me demander :” Rabbi peut-on appeler un bon juif un homme qui a vécu parmi les Gentils, qui leur a vendu de la viande de porc, et qui pendant vingt ans , n'est jamais allé à la synagogue ? “ Je répondrais : “oui. Le Rabbi répond oui parce qu'il avait bon cœur et “souhaitait pour les autres ce qu'il se souhaitait à lui-même.Il ne demandait rien pour lui-même et ne pensait qu'à assurer à sa fille bien-aimée une meilleure existence.”
Mais sa propre fille Helen conteste cette oraison funèbre. Elle ne veut pas de ce judaïsme. Non, dit-elle, ce que le Rabbi appelle bonté n'est que faiblesse; “Il n'a été victime que de lui-même”. Le dureté de son jugement apparaît comme une prise de distance supplémentaire par rapport à sa propre histoire. les Juifs ne doivent pas se laisser faire. On peut y détecter un des thèmes du sionisme qui prend ses distances avec le judaïsme d'exil…et qui refuse radicalement toute victimisation. C'est peut-être aussi une distanciation avec le judaïsme lui-même tel qu'elle le perçoit.
La tonalité du roman semble profondément pessimiste. L'ambiance est glauque.Mais la réussite de la téchouva de Frank Alpine aidé par les livres qu'Helen l'encourage à lire, et en dernier ressort par la Bible, nous laisse sur une note d'espoir. Le Juif peut toujours s'adresser à l'universel, même quand le Juif et l'universel sont au plus bas…