De Gérard Shmuel Feldman
Notre Cercle littéraire a consacré sa séance du mercredi 11 septembre 2024 à débattre du livre magistral d'Elie Wiesel : “Le Testament d'un poète juif assassiné”.
Un poète juif assassiné. Oui, et alors ? C'est bien triste me direz-vous, mais qu'a-t-il de plus que les 6 millions de Juifs assassinés durant l'Extermination ? Qu'a-t-il de plus que les 8500 Israéliens torturés, tués ou blessés par le Hamas ou le Djihad Islamique ? Qu'a-t-il de plus que ces 16 Juifs assassinés en France parce que Juifs depuis 2003 ? Cela ne fait-il pas des millénaires que des Juifs sont assassinés tout simplement parce qu'ils sont Juifs ?
Oui, mais dans le livre d'Elie Wiesel, ce poète juif s'appelle Paltiel Gershonowitch Kossover. En hébreu “paltiel” vient de la racine hébraïque פלת (“palat”) qui veut dire “fuir”, “courir vite” qui a donné פלית, “le réfugié”. אל (El) fait évidemment référence à Eloquim, la fonction de justice de la Transcendance hébraïque. אל (El) indique aussi une direction : aller vers, et pourquoi pas aller vers la justice.Son nom résonne comme un appel.
Et c'est bien un appel qui sonne comme un Shofar dans cette longue marche du poète vers la justice. C'est tout le sens de son œuvre. Pourquoi le nom de “Testament” ? Parce qu'il va finir sa vie, exécuté par la police secrète soviétique (NKVD devenu le KGB), une nuit de 1952. Et il le sait. Mais aussi parce que c'est un livre de transmission, un livre juif de transmission écrit par un poète juif pour son fils juif : Grisha.
Celui qui permet cette transmission n'est nul autre qu'un obscur greffier. Il enregistre par écrit les paroles de l'accusé déjà condamné. Il est l'auxiliaire sans visage d'un magistrat soviétique aux ordres de Staline, un magistrat qui prend un plaisir trouble à entendre “la confession” de Paltiel Kossover. Avant de mourir, ce dernier a voulu raconter sa vie au juge. A qui d’autre pouvait-il parler ? Et ce juge prenait ce récit pour ses “aveux”.
Le greffier du nom de Zupanev passe totalement inaperçu. Mais cet homme sans visage va être l'instrument du destin par lequel le “Testament” va finalement parvenir à son destinataire : Grisha, le fils de Paltiel. Par un formidable miracle, Zupanev se transforme en une sorte de “Sofer”, un scribe grâce auquel ce Testament pourra se transformer en torah – תורה (en enseignement)..
Cette vie juive est, bien sûr, une vie universelle. Le père de Paltiel le dit très bien en parlant de la première guerre mondiale dans un dialogue savoureux avec son fils :
“la guerre est une sorte de pogrom mais en plus grand, lui dit-il.
C'est contre les Juifs” ? lui demande son fils.
Et le père répond : – Pas seulement. Vois-tu, en temps de guerre, il y a des hommes qui deviennent Juifs sans le savoir.”
Né à Barassy, devenue Krasnograd en Ukraine, Paltiel vient d'une famille de Juifs pieux auxquels il doit une solide formation en yeshiva. Malgré lui, elle va le suivre toute sa vie; et finalement; le sauver du désespoir, sinon de la mort.
Emporté par l'atmosphère révolutionnaire de l'époque, Paltiel Kossover adhère au communisme, y retrouvant l’amour du prochain, qu'il avait déjà appris dans la Torah et le Talmud. Cet engagement idéologique l’entraîne vers une descente aux enfers. Il connaîtra toutes les désillusions possibles. Désillusions causées par les masses travailleuses capables d'adhérer à la folie nazie; désillusions envers ses propres camarades de parti capables de commettre eux-mêmes des monstruosités, capables de s'assassiner entre eux, désillusions sur la nature humaine provoquées par les guerres ; désillusions sur l'Union Soviétique censée devenir la terre promise des travailleurs et qui se transforme en un gigantesque camp de concentration qui finit par le broyer. On pourrait ajouter désillusions sur lui-même seulement capable de paraître sans plus savoir lui-même qui il est devenu.
Ce livre est un concentré de la véritable histoire de la première moitié du 20ème siècle qui défile sous nos yeux horrifiés. Une merveilleuse entrée pédagogique pour les jeunes générations.
Et dans ce concentré d’histoire, le poète comprend que sa seule boussole, pour ne pas devenir fou, est de revenir à son identité juive. Et il se rappelle les paroles de son père quand il partit à Berlin vers l'aventure communiste. “Tu resteras Juif n'est-ce pas ?”
Et il l'est resté, sans jamais se séparer de ses téfilines, même s'il ne les mettait pas. Il l'est resté jusqu'à voir dans la guerre civile espagnole, la conséquence de l'expulsion des Juifs d'Espagne en 1492. Et il l'est resté en trouvant la compagnie de David Aboulesia, ce Juif mystique issu de son imagination, et qui lui enseigne cette somptueuse vérité : “ l'important n'est pas d'être le Messie, mais de le chercher”.
“Que voulez-vous (dit Paltiel) , tout me ramène à la mémoire juive. Toutes mes rencontres sont de vieilles connaissances « .
Et il redécouvre à chaque instant qu'il est juif, mais il le redécouvre trop tardivement. Il l'écrit avec regret dans son Testament : “voilà, l'ironie mon fils : j'ai vécu en communiste et je meurs juif…Trop tard pour revenir en arrière. La vie c'est cela un impossible retour”.
Et Zupanev transmettra à Grisha l’essentiel de sa judaïté : la mémoire. C'est la dernière phrase du livre rapportée par l'ancien greffier : “ voilà pourquoi j'implante en toi sa mémoire et la mienne, il le faut fiston, tu comprends, il le faut car autrement. “
“Souviens-toi”, répète si souvent la Torah. Souviens toi, tu étais dans la servitude en Egypte et Je (haShem) t'en ai fait sortir à main forte et à bras étendu; Souviens-toi d'Amaleq, pour l'effacer de la surface de la Terre.
Paltiel, le réfugié, n'a plus aucun refuge possible au fond de la sombre cave du KGB où il croupit. Torturé, battu, il attend la mort. Ses bourreaux arrivent pour l'exfiltrer du monde des vivants. Il ne lui reste plus rien. Mais pourtant : au cœur du néant, il lui est resté encore et toujours un refuge, le seul refuge possible pour un poète juif assassiné : la transmission. Même sans savoir qu'elle sera finalement réussie.
C'est ainsi que depuis des millénaires le peuple juif a survécu. Le livre d'Elie Wiesel s'inscrit complètement dans la chaîne de nos transmissions. La chaîne de nos transmissions vers toujours plus de justice.