De Gérard Shmuel Feldman
“Les choses” est la première œuvre publiée par Georges Perec en 1965. C'était une drôle d'époque. On l'a appelé les Trente glorieuses. En ces temps-là, il n'y avait pas de déficit, pas de chômage, la croissance réelle du PIB était de 5% en moyenne, on assistait à la fin des guerres coloniales depuis 1962. Aucun souci sinon la guerre froide qui parfois nous faisait frissonner.
Dans ce contexte si favorable, une nouvelle jeunesse, de plus en plus scolarisée, se pressait et se rassemblait aux concerts de ses idoles, se dotait de ses propres codes, de son propre langage. Elle se séparait, se distinguait et s’opposait au monde des adultes.
En janvier 1968, Pierre Viansson Ponté, directeur du journal “Le Monde”, publie un curieux éditorial. Sur le moment, il passa inaperçu. mais il est rapidement devenu une référence historique. Son titre résume son contenu : “La France s'ennuie”. C'était 5 mois avant Mai 68 !!!!
Ce contexte historique détermine en bonne partie le contenu du livre de Georges Perec. Jérôme et Sylvie, seuls personnages mentionnés, s'ennuient. Ils sont jeunes, 24 et 22 ans, prolongent d'interminables études sans jamais les finir, ils s'ennuient et se laissent brinquebaler au fil des évènements. Ils s'ennuient, ne décident rien pour eux-mêmes, se laissent envahir par les objets, les modes, l'actualité, sans que rien ne les touche vraiment. Ils sont absents de leur propre vie. L'auteur ne leur octroie même pas un simple nom de famille qui leur assurerait un minimum d'identité. D'ailleurs ils n'apparaissent qu'au chapitre 3.
Certains ont voulu faire de ce court récit, quasi sociologique, une critique de la “société de consommation”. L'accumulation des descriptions d'objets possédés ou fantasmés par le jeune couple semble le suggérer. Mais” les choses” ne sont pas l'objet de ce livre, ni même l'addiction à la consommation. Le vrai sujet c'est l'incapacité à vivre. La réification du vivant.
On le voit bien au fur et à mesure de notre lecture : aucune “chose” ne peut les satisfaire. “L'immensité de leurs désirs les paralysait” note Georges Perec. Qu'est-ce qu'un désir aussi immense qu'il devient impossible de le définir ? Rien d'autre qu'une absence de désir.
Et c'est bien le sujet. Pour cette génération née tout de suite après la Seconde Guerre Mondiale et l'extermination des Juifs d'Europe, que peut signifie la vie ? Comment lui trouver du sens au point de se définir des objectifs, un chemin pour les réaliser. La question se posait avec encore plus d'acuité pour les enfants Juifs issues de familles amputées de leurs membres, parfois de leurs propres parents, de familles traumatisées, brisées. Georges Perec en savait personnellement quelque chose.
Cet insupportable contraste entre l'horreur passée et l'assoupissement présent assimilé au bonheur a fini par contaminer toute une couche sociale, la petite bourgeoisie urbanisée dépourvue de toute tradition familiale.Certains d'entre eux finirent par trouver leur voie. Souvent des Juifs qui disposaient d'une histoire. Georges Perec fut de ceux-là. Avec beaucoup de difficultés. Il a trouvé son chemin dans l'écriture… Balzac et Flaubert, l'ont aidé. Cette inspiration a contribué à sa formation mais elle se traduit ici en véritable parodie subversive. La littérature, non plus, ne pouvait rester telle quelle après la catastrophe. Son engagement dans l'Oulipo ne fera qu'accentuer cette rupture avec le classicisme.
Pourtant, même quand la vie n'a plus de sens, il faut bien vivre, et le vrai s'impose à notre jeune couple dans le quotidien : “aux premiers signes de déficit, il n'était pas rare qu'ils se dressent l'un contre l'autre”. Seul moment où aucun faux semblant n'est possible. Malgré tout, grosso modo, dans cette période bénie, il arrive à survivre par des petits boulots, des enquêtes sociologiques, un travail qui n'était “même pas un métier, ni même une profession”. Cela leur laissait du temps libre, un temps libre dont malheureusement ils ne savaient pas quoi faire.
Car toute leur vie n'est qu'artifice. Pas de trace de véritable amour entre nos jeunes anti-héros. Les amis pourtant proches se dispersent. Leur culture se limite à des attitudes, à des citations bien choisies d'auteurs à la mode. Leur engagement contre la guerre d'Algérie reste très distant malgré quelques velléités. Ils deviennent professeurs en Tunisie, mais ce n'est pas par goût de la transmission. Pas du tout. Ils veulent juste fuir l'insupportable vide. Mais ce vide est en eux et ils le retrouvent inévitablement dans leur nouvelle vie. Ils ne sont jamais à leur place. Pauvres de toute tradition, ils n'ont aucune idée de ce qu'ils font sur cette terre. Leur vie se prolonge, mais le récit de leur vie se termine par ce mot décisif “insipide”.
Pourtant, une telle fin sonnerait trop comme une invitation au suicide. Georges Perec est critique, ironique mais pas désespéré. Qu'est-ce que le vrai, demande-t-il ? Il ne répond pas lui-même mais par une citation de Karl Marx en guise d'espérance :
“Le moyen fait partie de la vérité, aussi bien que le résultat. Il faut que la recherche de la vérité soit elle-même vraie ; la recherche vraie c'est la recherche déployée (employée selon d'autres éditions) dont les membres épars se réunissent dans le résultat”.
Edmond Jabbès (“Livre des questions”) rapporte un dialogue entre 2 rabbins qui disent à peu près la même chose. Voici ce dialogue :
“C'est un Juif, dit Reb Tolba. Il est adossé dos au mur et il regarde passer les nuages.
Le Juif n'a que faire des nuages, répondit Reb Jalé. Il compte les pas qui le séparent de sa vie”.
Jérôme et Sylvie auraient-ils pu compter les pas qui les séparaient de la vie ? Ils n'y ont pas pensé. Mais Georges Perec est là pour nous le rappeler : à tout moment nous pouvons revenir. “Va vers toi” (lekh lekha) ordonne haShem à Avraham.